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Le Cygne Manchot
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Le Cygne Manchot
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13 juillet 2006

Chapitre IV

Le Cygne Manchot

2 septembre – après-midi

Le Cygne Manchot était un établissement réputé pour ses prestations fines et spiritueuses. En apparence, rien de louche ne s’y tramait, si ce n’est sa localisation géographique en plein cœur des quartiers défavorisés. La porte d’entrée était massive et celui qui la gardait du même acabit. On en était encore à donner un mot de passe pour pénétrer le saint des saints. C’était comme si le temps s’était figé dans le souvenir des roaring twenties. Goldwin lui, n’eut qu’à brandir sa plaque. Ca ne marchait pas toujours, surtout dans ce genre d’endroit où les flics n’étaient pas spécialement la crème de leur clientèle. Mais le vigil dont la chemise retenait tant bien que mal le poitrail massif de la bête s’effaça non sans lui adresser un regard d’avertissement.

Goldwin ne s’étonna pas du luxe discret qui s’affichait à l’intérieur. C’était souvent le cas pour ces bars qui n’accueillaient pas les clodos mais plutôt les gens importants qui souhaitaient garder l’anonymat. C’était une des raisons qui faisait perdurer le quartier.

A gauche de l’entrée, il y avait le bar. Et c’était un sacré bar. Tout ce que vous pouviez demander en matière d’alcool, vous l’aviez. Le zinc du comptoir brillait, les chaises étaient capitonnées de cuir rouge et les bouteilles étaient sagement alignées derrière le barman en livrée respectable.

A droite, tout au fond, il y avait la scène où se produisaient des artistes de passage. Elles faisaient face aux innombrables tables ornées de lampes et de bouquets de fleurs fraîches. Les clients n’avaient qu’à se tourner une fois se spectacle fini pour apprécier la beauté de la chanteuse ou les cuivres de l’orchestre. Mais c’était sûrement pour les beaux yeux bleus qu’on se tournait volontiers. A moins d’être un eunuque ou un homme fidèle à mort.

Ce soir, il n’y avait pas grand monde. Ils avaient du avoir vent de l’affaire du noir et avaient jugé préférable de ne pas s’afficher ici pendant quelques temps. Goldwin entendait la chanteuse murmurer suavement sans se déhancher. Elle n’était pas au meilleur de sa forme ce soir. Le pianiste qui l’accompagnait n’était pas aware non plus. Son doigt absent devait lui manquer. Il avait un nom, mais tout le monde se référait à lui comme le pianiste au neuf doigts. Nul ne savait où et comment il l’avait perdu, et ce n’était pas un sujet de conversation qu’on abordait. Il avait la gueule d’un héros de guerre et était encore jeune. Il avait du aller en Corée. Bon papa ou frappe, on respectait les types comme lui. Les gentils parce qu’il avait son devoir pour la patrie, les autres parce qu’en bon soldat, il devait connaître deux trois trucs capable de tuer un bœuf. Alors on ne s’en approchait pas trop.

Les clients animés parlaient à leurs voisins, apostrophaient les connaissances des tables adjacentes, fumaient le cigare, buvaient un bon brandy. Ils adressaient un mot à la patronne qui pilotait son corps imposant entre les tables, pratiquant son quart d’heure relationnel. Regina Castel était une institution à elle seule. Cela faisait bien 30 ans qu’elle tenait ce bar et elle en avait fait un repère connu de la ville entière. Elle disait à qui voulait l’entendre qu’elle avait arrêté de vieillir la trentaine arrivée. En conséquence, elle était toujours vêtue de somptueuses robes venues tout droit des années folles, crêpait ses cheveux et portait ses indéfectibles boas en plumes. Quelques fois elle tirait Paqui, son animal de compagnie qui venait de l’île de Pâques, de son sommeil pour harnacher son corps froid et lisse autour de son cou. Un boa vivant, ça faisait toujours son petit effet. Et elle aimait ça, Regina Castel, oh que oui. Elle n’hésitait pas à élever sa voix de stentor au-dessus de n’importe quel ténor, ni à user de ses poings larges comme des battoirs pour foutre des peignées à celui qui lui cherchait querelle ou nuisait à son business bien réglé. Il y a quelques années, il y avait eu grabuge ici. En recueillant des témoignages, Goldwin, affecté à cette affaire, avait cru comprendre qu’elle était prodigue à montrer son affection percutante. Son témoin lui avait dit « Je n’ai jamais vu quelqu’un distribuer autant de pains à la fois ». Et il voulait bien le croire. Dans le genre, elle avait de la classe, surtout quand elle envoyait à la ramasse son amoureux transi, un type qui était là tous les soirs à la quêter du regard en essayant toujours de lui offrir un verre. C’était devenu le clou de la soirée, cette manière qu’elle avait de le regarder avec agacement comme si un chien lui pissait dessus et qu’elle lui filait un coup dans le cul. Pour l’heure, il noyait son regard dans son verre. Il songeait à sa prochaine approche, et il avait l’air de se dire qu’il avait épuisé son stock d’accroches.

Regina Castel avait repéré Goldwin dès son entrée, et elle le surveillait du coin de l’œil. Tant qu’il ne fouinait pas trop, elle le laissait faire. Mais dès qu’il s’approcha de sa démarche nonchalante de la chanteuse, elle se mit en mode croisière et se glissa près de lui. Elle eut droit à un signe de tête et un sourire énigmatique. Ils savaient tous les deux pourquoi elle avait délaissé sa clientèle pour venir à lui. A vrai dire, elle ne sentait pas ce type. Pas du tout. Non seulement il lui était antipathique rien qu’en regardant sa gueule, mais en plus il semblait vouloir asticoter Aphrodisia qui lui adressait des regards effrayés. Brave petite, jolie douce et gentille, mais pas une once de son caractère. Elle avait tout donné à l’aîné mais la gamine tenait de son père, c’était évident. Aphrodisia avait un problème avec la réalité. Elle préférait planer au-dessus. Dans son contexte professionnel, ça avait incontestablement un côté positif auprès de la gente masculine qui avait toujours un faible pour les créatures éthérées et distantes. Mais à ce moment précis, c’était dangereux.

     - Aphrodisia, va te reposer en attendant ton prochain tour de chant.

Paniquée, Aphrodisia s’esquiva comme une souris coursée par un matou affamé. Goldwin la regarda s’éloigner sans rien dire et dès qu’elle eut disparu, reporta son attention sur celle qui venait de l’empêcher de pratiquer son sport favori, faire peur aux petits chaperons rouges.

Regina Castel n’était plus aussi belle qu’au temps de sa jeunesse, mais les vestiges de ses printemps la laissaient agréable à regarder. Mais l’inspecteur savait pertinemment de quoi il en retournait avec elle.

     - Ca fait quelques années, Madame Castel.

     - Encore quelques unes n’auraient pas été du luxe.

Goldwin sourit encore, de ce rictus fin et sans consistance. Il aimait les esprits vifs et combatifs.

     - C’est étrange, mais je vous apprécie, Madame Castel. Vous m’avez manquée.

La tenancière du Cygne Manchot grogna et lui adressa un regard meurtrier. Il disait la vérité, ce con, et avec délectation. Mais à elle, il ne lui avait pas manqué. Mais pas du tout.

     - Vous ne m’intéressez pas.

Nouveau sourire.

     - Vous non plus, mais votre bar oui. Venons en aux faits. Tôt ce matin, on a découvert un cadavre non loin de votre établissement. Bien évidemment, rien n’indique qu’il est venu chez vous, ni chez votre fils.

Mais bien sûr… Genre rien ne l’indiquait… Si c’était le cas, il ne prendrait pas la peine de pointer sa gueule impavide dans le coin. Il s’amusait, cet inspecteur, et beaucoup même.

     - Donc en quoi cela me concerne t-il ?

     - Pour l’instant, en rien. Mais j’aurai besoin de connaître la liste des clients qui étaient présents la nuit dernière, disons, entre 22 heures et 1 heure du matin.

     - Vous croyez peut-être qu’il y a écrit la poste sur mon front ? Et comment le saurai-je ?

     - Madame Castel, je vous prends pour une femme avisée. Des listes, vous devez en faire à la pelle. Et vous connaissez tout le monde de la nuit. Alors pas à moi. Soit vous me donnez gentiment cette liste, soit je reviens avec un mandat. Je ne voudrais pas vous être désagréable…

     - Vous l’êtes déjà, comme une épine dans mon flanc.

     - Votre flan, je le laisse à Monsieur Dubois, qui semble très désireux d’en faire plus intime connaissance.

Connard, crétin et goujat. Les pains, là tout de suite, elle aurait aimé lui en coller quelques uns.

Ses yeux criaient tellement sa contrariété que l’inspecteur Goldwin se fendit d’un petit rire.

     - Vous voudriez savoir, n’est-ce pas, pourquoi je vous emmerde autant ?

Regina Castel ne prit même pas la peine d’acquiescer. Il ne lui donnerait pas satisfaction, il aimait beaucoup trop être énigmatique pour se dévoiler. En même temps, elle s’en battait l’œil.

     - Je vais honnête, Inspecteur Goldwin. Je ne vous ai pas à la bonne. Vous m’horripilez, je vous trouve bien trop impassible pour quelqu’un qui bout de l’intérieur. Et je n’aime pas les gens sournois. Alors vous savez quoi ? Ne prenez pas la peine de prendre un verre, je vous l’offrirai quand vous reviendrez avec votre mandat.

Goldwin haussa un seul sourcil et remarqua le poing crispé de la tenancière rousse. Elle adorerait lui coller un tampon, la dame sacrée des bas-fonds de Seattle. Il s’amusait beaucoup. Sa deuxième occupation favorite, celle où il excellait le plus, était de prendre les gens à rebrousse-poil. Pas pour être antipathique mais parce c’était une manière comme une autre de vivre. Et il se trouvait que c’était la sienne.

     - Alors réservez-moi un bon petit rhum de votre collection privée. Et quinze minute avec mademoiselle votre fille.

Il lui adressa un vrai sourire, découvrant cinq millimètres de son email éclatant et se détourna pour marcher vers la sortie.

Regina Castel, un instant surprise par ce sourire inattendu, le laissa filer tranquillement de sa démarche calme et raide. Pour un peu, elle l’aurait trouvé charmant. Ouah, elle avait besoin d’un verre. Elle fit un signe péremptoire à une serveuse qui s’empressa de lui fournir sa matière à réflexion. Il fallait éviter qu’Aphrodisia tombe dans les filets de ce psychopathe. Avec sa nature romantique, sa fille succomberait s’il lui faisait ce petit sourire. Mais pourquoi donc les femmes aimaient-elles les mauvais garçons ? Non mais je vous jure, elles étaient toutes les mêmes… Un œil distant, un sourire un peu moins, une nonchalance mystérieuse qui laissait penser qu’il cachait un lourd et douloureux secret qu’on voudrait consoler. Elles n’étaient pas de taille avec lui, ces greluches en pamoison. Mais Regina Castel, oui. Elle attendait avec impatience le retour de l’inspecteur. Et avec un peu de chance, sa main manucurée ferait intimement connaissance avec la pommette de Goldwin.

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